mardi 22 novembre 2016

Charles Christopher : le meilleur du strip moderne ?

Couverture unique pour la France
L'abominable Charles Christopher t2
Karl Kerschl

Lounak sept 2016

Oyé oyé ! On avait déjà eu du nez en orientant un faisceau de lumière sur le premier tome de cette oeuvre particulière, à l'occasion de la première chronique concernant les éditions canadiennes
Lounak, mais sans sa lecture effective, (mea culpa), il m'aura fallu attendre l'opportunité de ce deuxième volume pour bien comprendre l'enthousiasme généré outre atlantique par ce petit trésor. 

Le format cartonné à l'italienne s'ouvre, et déjà on remarque la qualité du papier utilisé : légèrement jauni, épais...un petit air de parchemin qui donne le ton. Puis la belle vue aquarellée unicolore dans des tons verts pâle, d'un lion surplombant une citée en feu dans une plaine, étonne. Et l'on entre enfin dans l'histoire, ou ce que l'on croit être une histoire "classique".  Mais il n'en est rien. 
En effet, très vite, la première impression d'originalité est surpassée par la forme : Charles Christopher est constitué d'un ensemble de strips, et ceux-ci ont la particularité de s'assembler comme un puzzle, série par série, dans un rythme bien déterminé.  
©Karl Kerschl/Lounak

On découvre d'abord une scène se déroulant dans la cité, vue par deux chats de gouttière. Puis des scènes de forêts, où un panel d'animaux nous est présenté. Leur petite vie tranche avec ce que l'on peut connaitre d'autres séries animalières, dans ce que les dialogues de chacun possèdent de philosophie et d'humour décalé. Un lien entre ce qu'exprime  les animaux et ce que l'auteur souhaite amener comme ambiance. A ce stade, on hésite entre un rappel des Boondocks (Aaron Mc Gruder, 6 albums chez dargaud 2001-2006)  ) et Bêtes de somme (Dorkin/Thompson, 2012 chez Delcourt), mais l'intégrale des strips de Peanuts, de Marc Schultz, en format à l'italienne, chez Dargaud est aussi une référence qui vient ... à l'esprit., justement à cause de celui-ci.  ;-)


©Karl Kerschl/Lounak
Puis Charles Christopher, une sorte de gentil yéti des bois apparaît, avec une bonhommie et un silence qui tranche avec l'agitation du reste des personnages. D'ailleurs ces propres strips sont attendus avec d'avantage d'impatience car ils sous-tendent tout le récit, les autres bandes procédant finalement plutôt comme une sorte de ressort humoristique et sociétal rythmant l'album. Charles va vite devoir affronter le seul humain visible de l'histoire, un petit roi belliqueux, dont on ne verra cependant pas le visage, caché par un masque très...animal.

Enfin, une autre série de strips concerne d'autres animaux, parqués dans un cirque aux faubourg de la cité. Présentée sous un titre : " L'histoire de Vivol et moonbear" celle-ci constitue le pendant des déboires de Charles Christopher, et on comprend rapidement que les deux sont destinées à se rejoindre. 

©Karl Kerschl/Lounak

Ce que j'en pense : La forme du dessin, plus que la mise en page, originale, et le costume de guerrier du petit roi avec sa grosse épée, pourrait, au premier abord, faire penser à un album de série manga fusion, dont quelques titres moyens déjà vus n'apportent pas grand chose à la production (française, entre autre). Mais il n'en est rien. Karl Kerschl n'est pas un nouveau venu, et ce qu'il a développé dans ce titre, au delà des séries comics de super héros auxquelles il est associé par ailleurs fait montre d'un regard et d'une originalité bien personnelle. Son côté indépendant (on est chez Lounak !) est revendiqué, et on savoure l'aspect intriguant du scénario. A vrai dire, on ressent un étrange fascination pour ces strips déroutants, qui ne se suffisent pas vraiment à eux même (quoi que, pour certains, si !) et qui sont imbriqués dans un synopsis plus complet au suspens bien tenu. La forme et le fond sont de fait habilement associés, pour faire de ce Charles Christopher une oeuvre dores et déjà culte. 

A découvrir absolument, et tous publics, même si le ton choisi et les nombreuses références implicites trouveront encore davantage d'écho auprès des amateurs de narration graphique indépendante.

Voir le site de Karl Kersch

mardi 15 novembre 2016

Bloody hell, Satanie est enfin complet !

Satanie
Vehlmann/Kerascoet
Métamorphose/Soleil
Oct 2016

Fabien Vehlmann nous avait prévenu en février 2014 que « faute de ventes suffisantes du premier tome » de cette aventure très bizarre dans les enfers, "il n’y aurait pas de parution du second tome initialement prévu » (1)
On avait pourtant apprécié ici ce début de dytique, titré à l’époque « Voyage en Satanie », (Dargaud, 2011) coréalisé avec Kerascoét, binôme d’auteurs dont les participations graphiques sont souvent liées à des oeuvres remarquables et décalées. C’est donc avec beaucoup de plaisir que l’on accueille cette édition complète, reliée de belle manière dans un écrin rouge-sang magnifique, aux lettres d’or incrustées à chaud en couverture et sur le dos.
Mais de quoi s’agit-il ?

L’Abbe Montsouris rejoint en urgence au fond d’une grande grotte une équipe de spéléologie partie à la recherche de Constantin, disparu deux mois auparavant. L’équipe qu’il retrouve compte Mr Lavergne, la jeune Charlotte, soeur de Constantin, Legoff, et deux autres adultes. Malheureusement pris dans une inondation d’un orage extérieur qu’ils n’avaient pas anticipé, ceux-ci se retrouvent propulsé dans un noyau inexploré et vont vivre une aventure pour le moins extraordinaire. Ce sera en tous cas pour eux l’occasion de vérifier la théorie de Constantin, prêchant l’existence d’une race de démons vivants au coeur des enfers.

©Vehlmann/Kerascoet/Soleil

Il n'y a pas que du souffre et de la chaleur qui émanent de cet album, mais aussi beaucoup de poésie et d'étrangeté, comme on l'avait déjà ressenti à la lecture d'autres albums de Kerascoet tel Jolies ténèbres (Dupuis, 2009). Fabien Vehlmann nous emmène dans une descente fantastique, bien sûr beaucoup empruntée à Jules Vernes et son Voyage au centre de la terre, mais pas que. La première rencontre des aventuriers avec une civilisation pacifique dans une univers troglodyte plutôt moderne, rappellera aussi aux amateurs le Rayon U d'Edgar Pierre Jacobs. Puis la suite, où cette quête incroyable amènera Charlotte et sa petite troupe, (car celle-ci prend de plus en plus l’ascendant) vers le noyau de la terre et des décors dantesques, nous fera découvrir les fameux êtres décrits par Constantin dans ses notes. On s’était arrêté là en 2011, et c’est une simple pleine page noire qui nous propose d’aller plus en avant explorer cet univers rougeâtre, qui va ensuite exploser de mille couleurs et de créatures toutes plus étranges les unes que les autres*. 

©Vehlmann/Kerascoet/Soleil

Kerascoét s’éclate alors à 100%, et la retenue concernant le graphisme, dont on avait pu faire preuve sur le premier épisode, s’efface totalement. Le scénario est époustouflant, les pages bien mieux remplies, et les personnages (dont Charlotte, qui devient femme en quelques pages, mais chut, pas de spolier), entrainent le lecteur dans un maelström, néanmoins maîtrisé. Jusqu’au bout, on se demande en effet comment l’auteur va pouvoir gérer son final, tant l’histoire est ahurissante et pleine de rebondissements… mais une dernière pirouette permet de conclure en beauté… un récit qui pourrait éventuellement voir une suite.

Ce qui est incroyable avec cet album et cette histoire, superbes, en dehors de tout ce qui a été déjà dit sur la qualité scénaristique et la puissance poétique du graphisme, c’est aussi son ton adulte, qui surprend à plusieurs reprises, justement parce que le dessin à lui seul pourrait faire penser au premier abord à une oeuvre jeunesse. Or, à l’image de  Jolies ténèbres, et de ce que doit souvent faire le duo Kerascoét, il n’en est rien. Cela rajoute à la pertinence du propos au yeux d’un lecteur adulte.
Se dire qu’un tel album aurait pu ne jamais être offert complet aux yeux du public est une aberration, que vous vous empresserez de rejeter en l’achetant.

(1) http://vehlmann.blogspot.fr/search/label/Voyage%20en%20Satanie

(*) Et je ne peux m'empêcher de penser ici à Alerte aux Zorkons, le célèbre épisode de Spirou et Fantasio se déroulant dans une jungle fantasque.

lundi 7 novembre 2016

Le voyage exotique oui, mais avec Chronosquad.

Chronosquad 1 : l'une de miel à l'âge de bronze
Giorgio Albertini/Gregory Panaccione
Delcourt 2016



Nous sommes dans un futur qui a maitrisé le voyage dans le temps. Telonius Bloch est un trentenaire spécialisé en histoire du moyen âge. Il vit en colocation avec un copain et une superbe rousse, et a tout du parfait loser. Un matin, il est contacté par la Chronosquad, une agence qui assure la sécurité des voyages de tourisme dans le passé. La fille d'un banquier a en effet disparu avec son petit ami alors qu'elle était en vacances dans l'Égypte antique. Un équipe est montée en urgence à leur rescousse, et Telonious en fait partie.
L'ambiance de ce premier tome, d'une histoire qui en comptera quatre au total, pourra bien sûr faire penser aux Brigades du temps, de Kris et Duhamel (trois tomes parus depuis 2012 chez Dupuis), mais aussi, époque et lieu oblige, un peu à Papyrus (série classique de De Gieter chez Dupuis). La comparaison s'arrêtera là, car cette nouvelle série, plutôt adulte, au ton moderne et science-fictionnel revendiqué, explore davantage les "bas-fonds" et les dures réalités historiques des sociétés qu'elle visite, qu'elle ne donne à en rire.
Trop facile le voyage dans le temps !
©Albertini/Panaccione/Delcourt
 
Giorgio Panacini est d'ailleurs un professionnel du moyen âge et d'archéologie, ce qui explique le souci du détail des époques mises en scène. Si l'on navigue entre au moins deux continuum spatio- temporels différents : celui de notre présent avec l'équipe centrée autour de notre Mr Bloch au gros nez un peu gauche et le décor du lieu d'enlèvement des deux tourtereaux, le scénariste a aussi la malice d'incorporer un troisième élément (l'histoire d'amour de l'agent Chronosquad Penn avec Léonard de Vinci), ce qui rajoute un peu de piment à un déroulé pourtant déjà assez touffu.

Une touriste en fâcheuse position...
©Albertini/Panaccione/Delcourt
L'aventure est l'élément clef de ces voyages, et le Dinosaure blanc d'Henri Vernes (Bob Morane) n'est pas loin lorsque l'auteur nous transporte dans le paléolithique, même si l'époque n'a rien à voir. On est embarqué dans ce récit dès les premières pages, et on se demande si le ton faussement naïf employé par le dessinateur (cf le gros nez et le côté Pierre Richard de l'anti héros) n'est justement pas là pour faire passer la pilule d'un récit improbable. La couverture de l'album à cet égard, pourrait en rebuter un certain nombre.

Cependant, et au final, on est conquis par l'originalité du scénario, le charisme des personnages, et la profondeur des éléments dispatchés, notamment comment la violence, voire l'esclavagisme, liés à la notion de tourisme à outrance sont traités, apportant au passage une belle critique à peine voilée sur le voyage contemporain en "zones sensibles". Et on en redemande.
Ça tombe bien, trois suites sont annoncées.

Recommandé, et tous publics, quoi que certaines scènes peuvent heurter les plus jeunes.

Analyses